Maîtres anciens (comédie)

17-18

théâtre

VE 17 NOV 20:00

SA 18 NOV 20:30

théâtre charles dullin

L’acteur français Nicolas Bouchaud électrise les planches depuis 1991 au gré de ses nombreuses collaborations (Didier-Georges Gabily, Théâtre Dromesko, Jean-François Sivadier…). Pour Maîtres anciens de Thomas Bernhard, il fait une nouvelle fois équipe avec Éric Didry à la mise en scène. L’histoire se déroule dans une salle de musée à Vienne. Trois personnages sont là : Atzbacher, le narrateur ; le vieux Reger, critique musical ; et le gardien du musée, Irrsigler. Entre-eux, un espace de parole se libère : des réflexions sur l’art, l’état catholique, la saleté des toilettes viennoises, le deuil, les guides de musée ou encore sur l’industrie musicale (liste non exhaustive)… En grand satiriste, Bernhard pousse à bout sa machine obsessionnelle. Dans ce jeu impitoyable et irrésistiblement drôle, on balance sans arrêt entre le sublime et le grotesque de la vie. [films_malraux title= »note d’intention »]« Maîtres anciens » publié en 1985 est l’avant-dernier roman de Thomas Bernhard. Il se déroule entièrement dans une salle du musée d’Art Ancien à Vienne. Trois personnages sont là. Atzbacher – le narrateur – a rendez-vous avec le vieux Reger, critique musical que depuis trente ans le gardien du musée, Irrsigler, laisse s’asseoir sur sa « banquette réservée » dans la salle Bordone en face du tableau du Tintoret : « L’homme à la barbe blanche ». Atzbacher arrive un peu en avance pour observer son ami Reger, récemment devenu veuf. Nous n’apprendrons qu’à la toute fin la raison qui a conduit Reger à donner rendez-vous à Atzbacher. Dans ce laps de temps contenu entre l’arrivée d’Atzbacher au musée et l’explication finale du rendez-vous par Reger, l’écriture de Bernhard ouvre un espace de parole. Dans ce présent en suspens, naissent par la voix des personnages des spéculations, des réflexions sur l’art, l’état catholique, la saleté des toilettes viennoises, le deuil, les guides de musée ou encore sur l’industrie musicale « véritable massacreur de l’humanité »… (La liste n’est pas exhaustive). En grand satiriste, Bernhard, plus encore que dans ces autres romans, pousse à bout sa machine obsessionnelle et éruptive. Reger ne ménage personne et s’en donne à coeur joie. C’est un joyeux massacre dont les victimes principales sont Stifter, Heidegger, Bruckner, Beethoven, Véronèse ou Klimt c’est à dire une partie du patrimoine culturel européen. « J’ai besoin d’un auditeur, d’une victime en quelque sorte pour ma logorrhée musicologique » dit Reger. Sous ses habits de critique musical Reger est un acteur, un « funambule de la corde sensible », un « terroriste de l’art ». L’écriture de Bernhard, par la puissance de son adresse, prend à parti le lecteur, convoque le spectateur, s’énonce à partir d’une scène imaginaire. Cela m’apparaît encore plus fortement dans ses romans que dans son théâtre. C’est une écriture physique où il arrive que le rythme d’une phrase transmette le message le plus important, on est sans arrêt en mouvement dans une fluctuation incessante entre le sublime et le grotesque de nos vies. [spoiler title= »Lire la suite »]Comme son sous-titre l’indique, « Maitres anciens » est « une comédie ». Chez Bernhard le rire est une vertu qui me ramène sensiblement au lien qui unit la littérature à l’air que nous respirons, au dehors, à l’oxygène. Le rire arrive comme un précipité chimique, par un effet d’implosion. Chaque phrase vient en surplus de la précédente jusqu’à la faire déborder, jusqu’à faire imploser le texte. J’y vois une forme de dépense prodigieuse du souffle et de la langue. Un « trop » de la parole. Une dépense. Une parole qu’on pourrait dire hors d’usage. L’écriture de Bernhard ne peut pas se comprendre à travers un prétendu message, ce qu’elle montre c’est un geste : « elle veut produire un effet et en même temps ne le veut pas ; les effets qu’elle produit, elle ne les a pas obligatoirement voulu (…) modifications, déviations, allègement de la trace (…) ». L’écriture n’habite nulle part – si ce n’est dans cette salle de musée semblable à une forêt Shakespearienne – elle est absolument de trop, dévoilant tout le « pour rien » de l’homme : sa perversion, sa dépense. Je pense à dada, à l’année 1916, à Hugo Ball et Richard Huelsenbeck sur la scène du Cabaret Voltaire. Je pense à l’année 1977, au rire de Johnny Rotten à la première seconde du morceau « Anarchy in the UK » des Sex Pistols, Je pense au mois d’Avril 1950 et à l’invasion de la cathédrale Notre-Dame par des artistes du mouvement « Lettriste » : « Nous accusons l’église catholique d’infecter le monde de sa morale mortuaire… ». Je pense que parfois le scandale est réjouissant. Je pense à l’acteur, je pense au bouffon, à la couleur, à l’amour de Bernhard pour le cirque, je pense à Max Von Sydow et à sa troupe d’acteurs humiliée par les bourgeois de province dans « Le visage » de Ingmar Bergman. Je pense à la dépense. Je pense à ce qui ne rapporte rien. On se tromperait, je crois, à ne voir dans « Maitres anciens » qu’une diatribe roborative contre l’art ou l’état autrichien. Au fil de cette digression infinie où le texte passe d’un sujet à l’autre, on entend les voix des personnages dévoiler des pans de leurs vies. À ces biographies fictives, Bernhard ajoute quelques moments de la sienne. « Maitres anciens » est un texte très peuplé, hanté par les voix des vivants et des morts. Je crois que comme Paul Celan, Bernhard n’oublie jamais de regarder la direction ultime de nos paroles. Peu à peu la satire fait place à un roman familial dans lequel s’intercalent quelques pages arrachées d’un journal de deuil. L’évocation grandissante par Reger de la mort de sa femme fait directement écho à la disparition de la compagne de Bernhard: « une ouvreuse d’horizons » comme il le dit lui-même dans un entretien. Dans tous ses romans Bernhard parle de la famille, à chaque fois qu’il veut la détruire, elle ressurgit en lui. Ces « Maitres anciens » ne sont donc pas seulement les grands artistes et philosophes de notre patrimoine culturel, ce sont aussi ceux de notre propre descendance, de notre patrimoine familial. Reger, au beau milieu de la salle du musée, clame sa haine des artistes et de la famille et en même temps l’impossibilité de vivre sans eux. Cette apparente contradiction n’est pas une aporie. C’est une tension entre deux énoncés contraires qui allume la mèche. Ce que Bernhard interroge avec l’énergie d’un combattant c’est la notion d’héritage. Et le défi qu’il nous lance c’est de chercher une issue pour sortir du chemin tracé et balisé de notre histoire officielle. C’est autour de ces mots d’ « héritage » et de « transmission » que nous chercherons une expérience, un geste singulier à partager avec les spectateurs. En songeant peut-être à cet aphorisme tiré des « Feuillets d’Hypnos » que René Char écrit pendant la seconde guerre mondiale au moment où il s’est engagé dans la résistance « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». Commentant cet aphorisme, Hannah Arendt relie ce moment de la résistance au surgissement des périodes révolutionnaires dans notre Histoire, à l’apparition imprévisible de ces évènements. Rien dans le passé ne nous a préparé à de tels bouleversements et rien ne nous dit comment les transmettre. « Sans testament ou pour élucider la métaphore sans tradition, il semble qu’aucune continuité dans le temps ne soit assignée et qu’il n’y ait par conséquent humainement parlant ni passé ni futur (…) » Ces évènements ouvrent une brèche dans notre présent. Cette brèche entre le passé et le futur, Arendt en fait la condition même de la pensée. Penser librement c’est tenter de former son propre jugement en s’affranchissant de la tradition qui choisit nomme et conserve. S’il y a une éthique dans l’écriture de Bernhard je crois qu’elle est dans le prolongement de cette brèche. A l’instar de Reger, Bernhard crée des paysages de pensées où il n’existe aucune transition psychologique entre deux énoncés opposés. Le cours de nos pensées a son autonomie propre souvent indépendante de nous et cela lui donne une forme irrationnelle et radicale qui obéit aux impératifs de l’instant. L’indécence et la provocation de certains passages sont la conséquence de cet enchainement radicalement impudent de pensées. S’affranchir de la tradition, penser de manière critique en sapant ce qu’il y a de règles rigides et de convictions générales. Je crois que c’est à cela que Bernhard nous invite. C’est ce chemin en tout cas que nous aimerions emprunter avec lui. Ou pour le dire autrement avec Kafka : « sauter en dehors du rang des assassins ». Thomas Bernhard donne de la joie parce qu’il nous libère. C’est un grand destructeur mais comme tous les grands destructeurs il est aussi un grand constructeur. Il fait droit à la protestation contre une souffrance radicalement inutile. Nicolas Bouchaud (Mars 2017).[/spoiler]

de Thomas Bernhard un projet de et avec Nicolas Bouchaud mise en scène Eric Didry traduction française par Gilberte Lambrichs publiée aux Editions Gallimard adaptation Véronique Timsit, Nicolas Bouchaud, Éric Didry collaboration artistique Véronique Timsit scénographie Élise Capdenat, Pia de Compiègne  lumière Philippe Berthomé son Manuel Coursin régie générale Ronan Cahoreau-Gallier production Nicolas Roux production déléguée Le Quai Centre dramatique national Angers Pays de la Loire en coproduction avec Festival d’Automne à Paris, Théâtre de la Bastille, Compagnie Italienne avec Orchestre Bonlieu – Scène Nationale, Espace Malraux scène nationale de Chambéry et de la Savoie, avec le soutien de La Villette (Paris), du Nouveau Théâtre de Montreuil CDN, l’Arche est agent théâtral du texte représenté www.arche-editeur.com