« Quat’sous » est un sobriquet du sexe féminin, où s’entend le peu de valeur accordé à la femme, se sous-entend la facilité à en user et à en abuser. Dans Les Armoires vides (1974), Une femme (1988) et La Honte (1997), romans dont est tiré le texte du spectacle, l’écrivain Annie Ernaux dessinait le portrait d’une femme coupée en deux entre le monde ouvrier de ses parents et celui des gens instruits qu’elle conquiert, entre « ce qui ne se fait pas » et sa volonté d’émancipation. Laurence Cordier fait appel à trois comédiennes de générations différentes pour incarner les différentes voix de cette femme qui tente de trouver sa place en échappant aux modes de domination masculine. Dans une langue simple, brute par moments, drôle et sensible à d’autres, c’est notre histoire, à toutes et à tous, qu’elle raconte.
les mots d'annie ernaux
Le spectacle est composé d’extraits imbriqués de trois romans d’Annie Ernaux, Les Armoires vides (1974), Une femme (1988), La honte (1997). Sans réécriture additionnelle, ces extraits forment une unité en entrant en résonance les uns avec les autres autour d’un personnage central et autobiographique : Denise Lesur. J’ai rencontré les mots d’Annie Ernaux il y a dix ans et depuis ils ne m’ont pas quittés. Ce qui me touche profondément dans cette langue, c’est comment la simplicité et l’authenticité d’une écriture peuvent soudain mettre en lumière des choses vues communément comme honteuses ou insignifiantes. C’est le principal enjeu de ce projet : traduire cette faculté à élever l’infime. L’oeuvre d’Annie Ernaux est traversée de portraits de femmes tirés de sa propre expérience, portraits aux détails prégnants, brûlants de vie et de complexité. J’ai choisi de m’intéresser à la relation torturée de Denise et de sa mère : icône et modèle de la Denise enfant, celle-ci devient peu à peu figure de la honte de la Denise adolescente. Le récit explore cette douloureuse prise de conscience. Entre enfance et âge adulte, Denise découvre le fossé qui sépare le monde de ses parents et le monde des gens instruits, le monde de ses origines et le monde auquel elle aspire avec ferveur. Peu à peu, cette déchirure intime devient fracture ; fracture sociale, et bientôt physique alors que la culpabilité s’installe. Comment échappe t-on au déterminisme de nos origines sociales ? La prise de conscience de l’existence du gouffre suffit-elle à éviter celui-ci ? Au delà de sa dimension sociologique, la langue d’Annie Ernaux est dense, brute, coupante par moments, intensément poétique, drôle et sensible à d’autres. Pour incarner cette énergie d’une furieuse gaieté, j’ai imaginé trois femmes en scène, trois voix, trois corps, trois générations. Au foisonnement de mots répond une prise de parole multiple, alternant adresses au public, polyphonies, dialogues, monologues intérieurs ou chants. Cette richesse passe aussi par le langage du corps, à travers des incarnations chorégraphiques, en exposant le féminin dans sa sensualité et dans sa chair. Les voix et les corps s’accordent ou s’opposent, le corps charnel de la femme comme reflet de son corps social, ou inversement. Avec Annie Ernaux, nous sommes dans l’univers de la sobriété et du sensible. Pour mettre en valeur les corps, j’imagine un espace dépouillé,structuré par des cadres nus, de dimensions variées. Par l’utilisation de ces cadres, les corps se séparent ou se rejoignent, prennent la pose dans des tableaux vivants, se cloisonnent ou s’échappent. Ces cadres, c’est aussi des cloisons qui enferment, des portes à franchir, des fenêtres à ouvrir… et des toiles vierges… qu’il reste à remplir, grâce aux mots d’Annie Ernaux, d’une symphonie d’images, d’odeurs et de sons. Laurence Cordier, metteure en scène